La grande femme laide et le bûcheron chevelu

par Fabienne Radi
auteure
mars 2020

La grande femme laide et le bûcheron chevelu

Une fable écrite à partir de trois œuvres sélectionnées par l'auteure dans le fonds de Documents d'artistes Bretagne.

Un jour, une grande femme laide vêtue d'une combinaison bleu pétrole multipoches rencontra un bûcheron à longue chevelure rousse alors qu'elle se promenait dans un bois. C'était un mardi, jour de congé hebdomadaire de la femme qui travaillait dans une station-service à l'entrée d'une autoroute. La femme était pauvre, aussi gardait-elle ses vêtements de travail même lorsqu'elle ne s'affairait pas entre la pompe à essence, la caisse enregistreuse et le gonfleur de pneus sur roulettes, que les clients oubliaient systématiquement de ranger après utilisation.
     Il faisait un soleil à peine voilé qui enfonçait ses rayons comme de longs doigts maigres et blancs entre les branches des arbres. Le bûcheron était en train de faire une pause, assis sur une souche encore chaude dont on voyait perler la sève. Il avait une cannette de Coca Zéro dans une main et, de l'autre, retenait la poignée de sa tronçonneuse avec la même fermeté qu'un propriétaire de chien de combat. De son casque dépassaient de grandes mèches drues couleur carotte, retenues par deux coques de protection auditive en plastique vert sur ses oreilles.
     Le bûcheron n'entendit pas la grande femme laide s'approcher. Il aperçut tout à coup une paire de bottes crottées entrer dans son champ de vision par le côté. En levant les yeux, il vit une forme bleue massive qui prolongeait les bottes et se mouvait avec la grâce d'un ours. Une petite tête ronde, encadrée de deux tresses réunies par un élastique à son sommet, ponctuait la silhouette. L'ensemble ressemblait à un point d'exclamation à l'envers.
     — Bonjour, je cherche la cabane du Mystère, vous pouvez m'aider ? dit le point d'exclamation.
     Le bûcheron prit le temps de poser délicatement la canette sur la souche avant de se lancer.
     — Vous suivez ce chemin pendant à peu près un demi-kilomètre. Vous arriverez alors dans une petite clairière avec une aire de pique-nique. Vous traversez la clairière en allant toujours tout droit. Au fond, près des poubelles de l'aire de pique-nique, vous verrez deux chemins. Vous prenez celui de droite. Il y a un grand chêne, vous ne pouvez pas vous tromper. Environ deux cents mètres plus loin, vous tomberez sur une nouvelle bifurcation. Cette fois vous prenez le chemin de gauche, celui qui monte légèrement. Vous le suivez jusqu'à ce que vous aperceviez un sentier sur votre droite. Attention il ne faut pas le rater, il y a un bosquet de noisetiers qui cache le panneau indicateur. Vous prenez ce sentier, il vous mènera droit sur la cabane. Vous voulez que je vous fasse un dessin ?
     — Non, je préférerais que vous m'accompagniez, dit la femme en se grattant la joue. Je vois que vous avez terminé de couper ce pauvre arbre. Vous ne croyez pas que ça vous ferait du bien de dégourdir vos membres inférieurs avant d'attaquer le prochain ?
     Cette femme n'a pas froid aux yeux, pensa le bûcheron habitué à faire fuir les promeneurs qu'il croisait. Les joggers en particulier, qui se perdaient souvent dans la forêt, avaient l'air terrifiés quand ils tombaient par hasard sur lui au détour d'un taillis. C'est vrai qu'avec son casque en polypropylène haute densité à visière grillagée, sa veste forestière garnie de bandes fluorescentes renforcées aux épaules, ses gants avec paumes et pouces molletonnés, sa tronçonneuse thermique à chaîne multicut, il évoquait davantage un guerrier de l'époque Sengoku qu'un travailleur du bois.
     — Et pourquoi pas ? Vous m'attendez un instant ? dit le bûcheron en ôtant son casque, avant d'aller ouvrir le coffre d'une Subaru 4 x 4 garée un peu plus loin et d'y enfourner son matériel.
     Sa chevelure désormais libérée tombait comme un rideau de feu sur ses épaules. Il la secoua pour la débarrasser des copeaux accrochés. C'était une vision magnifique, dont on sentait qu'il était conscient de l'effet.
     — Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda la femme en pointant du doigt les flancs de la Subaru.
     Sur chacune des quatre ailes était appuyé un panneau de bois qui semblait faire office de cache-roue, ça ressemblait à des volets de chalet. En s'approchant, la femme vit qu'il s'agissait de portes de placard de cuisine. Des portes d'allure rustique, en chêne teinté, avec moulures ouvragées pour rappeler les cuisines d'antan, les grandes tablées du dimanche et les repas préparés avec amour par les aînés.
     — Ça, c'est à cause des sangliers, dit le bûcheron. Depuis quelques temps je ne sais pas ce qu'ils ont, ils deviennent complètement fous. La semaine dernière il y en a un qui a chargé ma voiture alors que je cassais la croûte derrière un talus. Je n'ai rien entendu, j'avais mon casque sur les oreilles. Il s'est acharné sur la roue, le pneu était complètement fichu. Un de mes collègues a eu le même problème il y a un mois. Ils ne touchent pas au reste de la voiture, ils foncent direct sur les pneus. Il paraît qu'ils sont attirés par l'odeur du caoutchouc qui a chauffé. Ils y ont pris goût en se nourrissant dans les décharges, près des lotissements de villas. Un copain chasseur m'a raconté qu'il avait trouvé un sac plastique à peine froissé dans la panse d'un vieux mâle. Il avait dû l'avaler tout rond. On reconnaissait parfaitement le logo Carrefour. C'est terrible, non ? Depuis je protège mes roues et je badigeonne mes pneus avec un liquide répulsif. Un demi-litre d'eau, un litre de vinaigre blanc et quelques gouttes de produit vaisselle. Ça marche du tonnerre sur les fouines, pourquoi ça ne marcherait pas sur les sangliers ? Les panneaux, c'est ma belle-sœur qui me les a donnés. Elle travaille chez Mobalpa. C'est du stratifié haute pression multi-plis 19 mm. Des modèles de la ligne Tendances Intemporelles. Ceux-ci ont des petits défauts dans le bois, au niveau du collage, on ne peut pas les vendre. Mais ils sont parfaits pour mes roues. De vrais boucliers à sangliers !
     Et le bûcheron secoua sa belle chevelure rousse en guise de conclusion.
     — C'est fou ! dit la femme.
     Elle ne s'attendait pas à ce qu'un bûcheron puisse être aussi bavard. Dans les contes qu'elle lisait enfant, c'était toujours des êtres frustes et taciturnes, qui portaient la barbe et des chemises à carreaux, disaient Crénom de misère de bois avec un drôle d'accent quand ils s'énervaient, et restaient sourds aux pleurs des arbres quand ils les coupaient.

Une fois toutes les affaires rangées dans la voiture, le bûcheron et la femme s'enfoncèrent dans la forêt par un chemin de terre. Ils marchaient côte à côte, mais pas à la même hauteur. Le bûcheron avançait à pas lourds dans une des ornières du chemin, tandis que la femme avait choisi le replat herbeux surélevé du milieu pour ne pas salir davantage ses bottes. Elle avait de ce fait deux bonnes têtes de plus que lui. De temps en temps un caillou la déstabilisait, elle frôlait l'épaule du bûcheron, avant de vite retrouver son équilibre. Absorbée par la contemplation d'un bloc erratique qui bordait le chemin, elle tomba même une fois. Il lui offrit sa main pour se relever, elle accepta de bonne grâce en rougissant.
     Pendant que le bûcheron lui exposait en détail les problèmes financiers de l'Union syndicale des métiers du bois, où il était affilié et dont le secrétaire était parti dernièrement avec la caisse – ça prenait beaucoup de temps –, la femme observait les avant-bras de son compagnon qui allaient et venaient au rythme de ses pas. Du poignet au coude, pas un centimètre carré qui ne soit tatoué. Un dragon crachant des flammes vertes, deux cygnes formant un cœur avec leur cou, des fleurs butinées par une nuée de papillons multicolores, un caméléon en train d'attraper une mouche avec une langue rouge vermillon, une sirène dotée d'une immense chevelure violette lui camouflant le bout des seins. Beaucoup de courbes sinusoïdales, très peu d'angles droits.
     Au milieu de tous ces entrelacs la femme remarqua soudain un motif abstrait, juste à côté de cet os qui fait une petite bosse sur le dessus du poignet, là où l'on appose les tampons pour l'entrée des boîtes de nuit. Ça ressemblait à une marguerite avec douze pétales dessinés sur Illustrator, sauf qu'il n'y avait pas de pistil, et que les pétales n'étaient pas blancs mais tous d'une teinte différente. Quelque chose entre la grande roue des jeux télévisés et un logo pour une marque de yaourts ou de crème glacée. Le tatouage était à peine plus grand qu'un cadran de montre, mais il ressortait au milieu de toutes ces créatures inquiétantes.
     — C'est très joli ce que vous avez là, dit la grande femme pour tenter de changer de sujet – les histoires de syndicat ne l'intéressaient pas.
     Elle se pencha pour toucher du doigt le tatouage sur le poignet du bûcheron qui, ne s'attendant pas à cela, sursauta comme un cheval apeuré.
     — Ah oui, ça vous plait ? C'est moi qui ai choisi les couleurs, je voulais des teintes un peu sourdes, vert menthe, bleu pétrole, aubergine, mastic. Pour changer de mes anciens tatouages que je trouve trop criards. Aujourd'hui j'ai envie de tous les recouvrir. Ou alors inscrire Erreurs de jeunesse par-dessus !
     Le bûcheron remonta la manche droite de sa chemise jusqu'à l'épaule.
     — Regardez, à l'époque j'avais même fait tatouer le fil de fer barbelé de Pamela Anderson autour de mon biceps ! Je l'ai transformé en Serpent Cosmique l'année dernière. C'était un sacré boulot pour mon tatoueur. Et un gros travail de remise en question pour moi.
     À ces mots, le bûcheron rit de bon cœur, ce qui secoua à nouveau sa belle chevelure.
     — Ah oui, c'est original ! Moi je n'oserais jamais, les aiguilles me font trop peur. Rien qu'une prise de sang me fait tourner de l'œil, dit la femme en observant de près les écailles du serpent qui gonflaient de manière inquiétante lorsque le bûcheron activait son biceps.
     On aurait vraiment dit qu'il était vivant.

Ils arrivèrent dans la clairière et s'assirent un instant sur l'un des bancs de l'aire de pique-nique. Le bûcheron expliqua à la femme qu'il s'appelait Audemar, mais que depuis tout petit sa famille et ses amis le surnommaient Crin Rouge. La femme raconta au bûcheron que ses parents l'avaient baptisée Tamara, mais que depuis qu'elle avait posé un pied à l'école tout le monde l'appelait Taquet.
     — Ah bon, pourquoi Taquet ? demanda le bûcheron.
     — Parce que là d'où je viens, ça veut dire laideron, dit la femme.
     — Mais vous n'avez pas du tout un physique ingrat ! s'insurgea le bûcheron.
     — Vous êtes vraiment charmant, soupira la femme.
     Elle se lança à son tour dans une longue tirade, exposant par le menu le récit des souffrances causées par sa très grande taille, conjuguée à une silhouette en forme de bouteille de Perrier. L'ensemble faisait un contraste peu avenant avec sa tête d'épingle dotée d'un nez imposant, c'est du moins ce que pensaient la plupart des gens.
     — L'architecte qui m'a dessinée s'est un peu trompé dans les proportions, dit la femme en riant.
     Puis elle expliqua comment elle avait retrouvé confiance en elle grâce à un stage sur son enfant intérieur, enfant qu'elle avait étouffé sous d'épaisses couches de déni durant des années, et qu'il s'agissait de ramener à la surface pour lui réinsuffler de la vie, ceci afin de mieux affronter l'avenir de concert avec lui. C'est ce que lui avait enseigné un coach de santé intégrative, qui avait des mains manucurées très douces sentant l'huile d'argan.
     La femme était en train d'expliquer Les 4 étapes pour gagner en efficacité et optimiser l'image de soi, lorsqu'elle s'interrompit brusquement. Au fond de la clairière, près du chemin menant à la cabane du Mystère, une créature bicolore s'avançait vers eux. La femme crut d'abord que c'était une vache. Mais la démarche chaloupée de l'animal et sa grande crinière lui firent tout de suite prendre conscience de son erreur : il s'agissait d'un magnifique poney avec une robe pie noire. Il trotta dans leur direction avant de s'arrêter à une dizaine de mètres de leur banc, puis les fixa tous les deux avec de grands yeux globuleux. La tête de l'animal était entièrement noire avec juste le bout du museau blanc, comme s'il venait d'être trempé dans un bol de lait. Ses naseaux frémissaient en faisant des petits bruits réguliers d'air expulsé.
     — Salut Mimosa, dit le bûcheron.
     — Mimosa ? dit la femme.
     — Oui, c'est Mimosa, le poney de Madame Crettaz, une institutrice à la retraite qui habite dans le vallon voisin, dit le bûcheron. Il s'évade tout le temps de son enclos. Madame Crettaz passe son temps à sillonner la région avec sa Jeep pour le rechercher.
     — Il me rappelle Mon Petit Poney avec lequel je jouais quand j'étais petite, dit la femme.
     — Ah bon, vous aussi vous aviez un poney ? dit le bûcheron.
     — Non, pas un vrai poney, mais un de ces jouets en plastique, vous savez, avec des longues crinières roses ou violettes qu'on coiffait comme les Barbie.
     — Ah non, je ne vois pas, dit le bûcheron.
     — Mais si, dit la femme, il y avait même un dessin animé, vous ne vous souvenez pas ?
     — Non vraiment pas. Moi je n'ai eu que des jouets en bois, dit le bûcheron.
     — Mais vous n'aviez pas une sœur ? Ou une cousine ? Ou une petite copine qui jouait avec ça ?
     — Ah non, nous étions six garçons à la maison, sans télévision. Et l'école du village n'était pas mixte. Les filles entraient par la porte de droite, les garçons par celle de gauche. On ne pouvait pas se tromper, les mots FILLES et GARÇONS étaient gravés sur les frontons au-dessus des portes. C'était une autre époque.
     Le poney les observait sans bouger, bien droit sur ses pattes dont les sabots étaient recouverts de longs poils blancs en pinceaux. La femme trouva qu'il avait un petit quelque chose d'une chanteuse de country chaussée de bottes à franges. Elle se leva pour aller le caresser. Le poney recula de quelques pas, puis se mit à galoper, avant de disparaître définitivement dans les bois.
     — Il a peur des étrangers, dit le bûcheron.
     — Ça ne fait rien, c'était une très belle apparition, dit la femme. 

Elle fixa le taillis derrière lequel le poney avait filé, comme si elle allait pouvoir le faire réapparaître par sa seule concentration. Le poney ne revint pas. Alors elle sortit un Bounty d'une des poches de sa combinaison bleue.
     — Vous en voulez la moitié ?
     — Ah oui volontiers, dit le bûcheron.
     La femme partagea la barre de chocolat en deux et lui donna la plus grande part, celle où la garniture de noix de coco formait un petit amas blanc bombé vers l'extérieur.
     Ils reprirent leur chemin, chacun à sa place. Le bûcheron dans l'ornière de droite, la femme sur le replat herbeux du milieu, avec toujours deux têtes de plus que lui. Ils parlèrent de tout et de rien. La femme disait : Ah oui ? Mais non ? Vraiment ? Ah bon ? quand le bûcheron parlait, pour lui signifier qu'elle suivait la conversation. Le bûcheron, lui, économisait sa salive quand ce n'était pas son tour de parole. Bientôt ils arrivèrent sur le dernier sentier, celui dont le panneau de signalisation était caché par un bosquet de noisetiers.
     — On y est presque, c'est par là, dit le bûcheron. Au fait, pourquoi voulez-vous voir cette cabane ?
     — C'est pour une fête de famille, dit la femme. Chaque année un de mes cousins invite tous les autres pour la Saint-Nicolas. On appelle ça une cousinade. Comme on est beaucoup de cousins, on cherche des salles communales à louer. Ou des cabanes de forêt. Cette année c'est mon tour. Un des clients de la station-service où je travaille m'a parlé de la cabane du Mystère. Comme je n'avais pas de programme aujourd'hui, je me suis dit que c'était une bonne idée d'aller la visiter.
     — Vous allez être déçue, elle est toute petite, dit le bûcheron. On peut à peine mettre huit personnes dedans, et encore, il faut que tout le monde reste debout !
     — Ah zut, ça ne va pas le faire, mais j'aimerais quand même voir de quoi elle a l'air, dit la femme.
     La cabane était effectivement toute petite, mais très bien aménagée. La femme se pencha et colla son front à l'une des fenêtres pour voir à l'intérieur. Elle aperçut une grande table recouverte d'une toile cirée à petits carreaux rouges et blancs, sept chaises avec assise en paille, un poêle à bois, des assiettes et des couverts rangés sur une étagère, une lampe à huile suspendue au milieu de la pièce. En ramenant ses mains sur son front pour faire une visière, elle distingua aussi, tout au fond de la pièce, fixées à équidistance les unes des autres, sept patères faites avec des pattes de biches taxidermisées dans la même position qu'un doigt qui dirait, Eh toi, viens un peu par-là !
     — Ils n'ont pas besoin de Blanche-Neige ici, tout est impeccable, dit la femme en se redressant.
     — Oui, les membres de la Société de Jeunesse à qui appartient la cabane sont très à cheval sur l'ordre et la propreté, dit le bûcheron. Quand on la loue, on a intérêt à la rendre dans le même état, sinon ça fait des histoires.
     La femme et le bûcheron s'assirent sur un banc en rondins devant la cabane pour partager un second Bounty – cette fois elle se réserva la plus grande part –, puis ils se mirent en marche pour rejoindre la Subaru. Il commençait à se faire tard, les arbres faisaient de longues ombres effilées comme des tuyaux d'orgue.
     Devant le coffre de la voiture, ils se serrèrent longuement la main avant de se quitter. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, la femme pouvait admirer le sommet de la tête du bûcheron, en particulier le tourbillon d'où jaillissaient ses splendides mèches rousses. Une spirale de feu, songea la femme qui se retint d'embrasser cet endroit. Ce fut sa dernière vision.

Les semaines passèrent, la grande femme laide remplissait des réservoirs, nettoyait des pare-brise et gonflait des pneus. Grâce à un autre client, elle trouva à louer une salle polyvalente pouvant accueillir plus de soixante personnes assises pour sa cousinade. Ce fut un grand succès, elle marqua des points auprès de tous ses cousins. Mais à ses moments perdus, la grande femme laide pensait souvent au bûcheron et à sa magnifique chevelure. Elle retourna plusieurs fois à l'endroit de leur rencontre, refit le chemin pour atteindre la cabane, s'enquit auprès de l'antenne locale de l'Union syndicale des métiers du bois, écrivit une lettre au secrétaire de la Société de Jeunesse, chercha dans le bottin les coordonnées de Madame Crettaz. En vain. Personne n'avait jamais entendu parler de lui. C'était à se demander s'il avait seulement existé. J'ai dû rêver, essaya de se convaincre la grande femme laide en enfilant une nouvelle combinaison, cette fois de couleur rouille comme un oursin. Elle fit de gros efforts pour ne plus y penser, rappela son coach de santé intégrative.
     Un jour, alors qu'elle s'apprêtait à fumer une cigarette près de la station de lavage – c'était l'endroit où elle faisait habituellement sa pause, là-bas personne ne venait l'embêter –, elle découvrit une chose qui la laissa paralysée durant cinq bonnes minutes.
     Sur le mur extérieur de la station, celui derrière lequel étaient rangés les aspirateurs, quelqu'un avait peint un grand motif qui ressemblait à une marguerite, mais sans pistil et avec des pétales de toutes les couleurs. La grande femme laide les compta soigneusement, en allant dans le sens des aiguilles d'une montre. Il y en avait douze, comme sur le poignet du bûcheron.

Moralité : les bûcherons s'envolent, les dessins restent.



Une fable écrite à partir de trois œuvres sélectionnées par l'auteure dans le fonds de Documents d'artistes Bretagne :

Babeth Rambault, La Roue, 2014, photographie, 50 x 75 cm
Guillaume PinardLe Poney de Peillac, 2017, pastel sec sur papier, 42 x 56 cm
Samir MougasProgramme 1 RNB Design, 2008, peinture murale, 350 x 350 cm

En complément

Trois autres fables de la même auteure sont à venir, chacune consacrée à des œuvres sélectionnées dans les fonds de Documents d'artistes Paca, Auvergne-Rhône-Alpes et Nouvelle-Aquitaine.

Réalisé en partenariat avec les éditions Sombres torrents, l'ensemble de ces textes est publié dans un livre disponible sur le site de l'éditeur et dans les librairies spécialisées.

Biographie de l'auteur·e

Fabienne Radi écrit (essais, fictions, poèmes), fait des éditions d’artiste (livres, affiches, disque) et enseigne à la Haute école d’art et de design à Genève (HEAD). Sa première formation en géologie lui a apporté l’amour des couches, sa brève incursion dans la bibliothéconomie a suscité un engouement pour les classements, ses études en art sur le tard ont transformé son regard sur les objets du quotidien. Les titres, les plis, les malentendus, les coupes de cheveux, les dentistes et Paul Newman sont des motifs récurrents dans son travail. Elle a publié Peindre des colonnes vertébrales (Sombres torrents, 2018), Holy etc. (art&fiction, 2018), C’est quelque chose (d’autre part, 2017), Cent titres sans Sans titre (boabooks, 2014), Ça prend : art contemporain, cinéma et pop (Mamco Genève, 2013).

BABETH RAMBAULT, LA ROUE, 2014
Photographie, 50 x 75 cm
GUILLAUME PINARD, LE PONEY DE PEILLAC, 2017
Pastel sec sur papier, 42 x 56 cm
SAMIR MOUGAS, PROGRAMME 1 RNB DESIGN, 2008
Peinture murale, 350 x 350 cm